Fraises, bananes et peur bleue partie 1

10/03/2020

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Marie-Jade

-J'ai la chienne, déclara Étienne, posté à l'îlot de la cuisine. Il s'affairait à napper nos crêpes de la sauce au chocolat et noisette dont il avait le secret.
-Hé boy, pour que tu le dises tout haut ça doit être grave.
Je déposai les garnitures de fraises et bananes sur la table à côté de la machine à café filtre et observai mon mari du coin de l'oeil. Comme chaque fois que quelque chose le préoccupait, ses ses yeux mordorés s'assombrissaient. Son pied gauche, fidèle à son habitude , tapait contre le plancher d'un rythme régulier. Je savais qu'il n'aimait pas être scruté lorsqu'il avait quelque chose à dire et m'affairai donc à verser du café dans nos deux tasses, ce qui n'était pas une mince affaire lorsqu'on avait peu ou pas du tout de visou, une motricité fine quasi inexistante et une tendance légendaire à sursauter en manipulant des liquides chauds.
Je pouvais sentir le regard d'Étienne dans mon dos. Nos assiettes fumantes à la main, il s'adossa contre l'îlot : Il attendais que je dépose la carafe de café. Une fois ma périlleuse mission accomplie, Étienne s'éclaircit cérémonieusement la gorge, déposant notre déjeuner sur la table.
-J'ai eu peur à des brûlures au deuxième degré au moins.
Je lui tirai la langue. Il me faisait toujours le même genre de commentaire et je répliquais toujours avec une grimace. C'était un pattern doux et réconfortant entre nous. Comme une couverture chaude qui nous enveloppe juste avant de trouver le sommeil.-Bon, allez. Joke poche, check. Maintenant, si tu me disais qu'est ce qui te fais peur? Crevette pis moi on est toute ouïe.Comme pour prouver mon point, je posai ma main sur mon ventre légèrement arrondi par un début de grossesse. J'attrapai ma fourchette de la main gauche et mordis à pleines dents dans mes crêpes dégoulinantes de sirop au chocolat.
L'air grave, Étienne leva les yeux vers le ciel, semblant chercher l'inspiration. Après quelques secondes, mon mari cessa son manège et se rabattit sur les cordons élimés de son sweatshirt gris. Il les tortilla autour de ses doigts nerveusement.Shit, pensai-je . C'est rare qu'il garde le silence longtemps comme ça!

Un peu inquiète, je déposai doucement ma main sur la sienne pour qu'il cesse de s'agiter. Je pris les grands moyens, plongeant mon regard dans le sien. J'y lus beaucoup d'insécurité, de crainte et de désarroi. J'entrelaçai nos doigts ensemble.-Parle-moi, Étienne. On peut pas régler le problème si je sais pas ce que c'est.
Mon mari soupira.
-T'aimeras pas ça.
-Essaies pour voir.
Comme je m'y attendais, il baissa les yeux le premier.
-C'est à propos de.... de la crevette.Mon cœur rata un battement et je peinais à respirer normalement. j'avais l'impression qu'on m'avait arraché un poumon.
-Tu as... (je forçai les mots hors de ma bouche comme si j'.étais en feu) tu as changé d'idée? Tu ... veux plus l'élever ?Étienne serra ma main jusqu'à la broyer, me ramenant abruptement dans mon corps.-Oh mon dieu non! Jade, c'est pas ça du tout! Je le veux plus que tout je te l'ai dit. C'est notre bébé miracle.
Je bondis hors de ma chaise et me jetai dans ses bras.
-J'ai eu tellement peur, murmurai-je dans son cou. Je n'aurais pas pu supporter de l'élever seule...
-Je pourrais jamais te faire ça.
La voix de mon mari se brisa.
-Ce n'est pas ça qui m'effraie.
Je me dégageai de notre étreinte et scrutai le visage de mon mari. La douleur déformait presque tous ces traits.
-Sors-le. Tu vas te sentir mille fois mieux après.
Étienne pris une profonde inspiration et cracha enfin le morceau.
-J'ai la chienne de ne pas être un bon père.Ses yeux couleur noisette que j'aimais tant semblaient m'implorer de deviner son mal-être.
Je tentai en vain de lisser les rides d'inquiétude entre ses sourcils avec mon pouce.
-S'il y a une personne sur Terre qui ferait un merveilleux père Étienne Courschênes, c'est bien toi.
Mon mari me sourit faiblement.
-Merci mon cœur, mais je pense que tu es un peu biaisée.
Je lui fit une pichenotte entre les sourcils.
-N'importe quoi.
-Jade, tu le sais ce que je veux dire quand je dis que j'ai peur.
Je secouai la tête avec véhémence.
-Je ne vois pas de quoi tu parles.
-Mais si tu le sais.
-Je suis ta blonde, pas ta médium, donc tu vas devoir m'éclairer un peu...Étienne poussa un nouveau soupir à fendre l'âme et porta sa tasse de café à ses lèvres pour gagner du temps. Il reposa son mug de Superhéros Marvel sur la table et garda les yeux rivés dessus.-Je sais pas comment faire ça moi être père.
-Personne ne sait vraiment comment avant de le devenir.
Il secoua la tête, comme pour la chasser de son esprit.
-Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je ne sais pas comment être père dans le sens où je n'ai jamais eu de modèle.J'aurais voulu me gifler moi-même. Comment est-ce que j'avais donc pu être si lente à comprendre?
Avant moi - bien avant - la vie d'Étienne était comme un château perpétuellement en ruines. Il n'avait jamais connu ses parents. Tous deux étaient morts dans un accident de voiture quand mon chum avait à peine deux ans. Jusqu'à ses seize ans, Étienne était passé de foyer d'accueil en foyer d'accueil, avec des ``parents`` tous plus soûls, violents et abusifs les uns que les autres. Certains consommaient quotidiennement et n'avaient presque plus d'argent pour subvenir aux besoins des leurs. D'autres familles d'accueil avaient une progéniture nombreuse, et Les garçons plus âgés s'amusaient à torturer, à insulter, ou à enfermer mini Étienne dans un casier à l'école des heures durant et à lui voler ses vêtements en sortant de la douche après le cours d'éducation physique. Dire qu'Étienne avait manqué de modèles masculins dans sa vie était un effroyable euphémisme.Mon mari se leva de table pour débarrasser les assiettes et le bruit me ramena au moment présent. Je me levai et saisis nos deux tasses vides. Je pris le temps de les déposer dans le fond de l'évier avant de me retourner vers lui. Ses grands yeux bruns me criaient inlassablement de lui envoyer une bouée de sauvetage. Je réfléchis un moment, puis plongeai.-Pis qu'est-ce que tu fais de Wes?
-Quoi, Wes?
-C'est pas un modèle masculin pour toi?
Ma question semblait prendre Étienne au dépourvu.
-Euh... je sais pas. Peut-être. Je t'avoues que j'avais pas vu ça comme ça.
-Eh bien peut-être que tu devrais changer de lunettes, le taquinai-je doucement. Depuis le temps qu'on est ensemble pourtant, ça a toujours été Wes par-çi, Wes par-là.
-Jade, Wesley, ça toujours été un ami mais rien de plus.
-Exactement!
Je souris, triomphante.
-Un modèle masculin, ce n'est pas toujours obligé d'être un père. Ça peut souvent prendre la forme d'un ami. Un genre de frère. En plus, Wesley a cinq ans de plus que toi! Ce qui fait donc de lui ton aîné et quelqu'un à qui demander conseil.


Étiennec grommela des propos inintelligibles dans sa barbe.
-Pardon, j'ai pas compris?
-J'ai dit : « tu m'énerves ».
Je brandis mon poing dans les airs en signe de victoire.
-J'ai gagné!Wesley, ou Wes pour les intimes, c'est le seul ami qu'Étienne a gardé ancienne vie, ou comme il l'appelle sa vie « Avant Jade ». Je le surnomme affectueusement

Le Protecteur. Les deux gars étaient dans «le système » pour le meilleur et pour le pire, catapultés dans le décor constamment changeant des foyers d'accueil. Du haut de ses dix-sept ans et six pieds deux, Wes , c'était une vieille âme. Il prodigeait d'excellents conseils à mini Étienne, qui n'avait que 11 ans à l'époque. Le new-yorkais au teint basané avait un revers d' au tennis, un sens de l'humour piquant à souhait, mais surtout, un cœur prêt à écouter.

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